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  • Photo du rédacteurBenoit Poisson

A qui le tour ?



- Oh sacrebleu de nom de dieu !

- Philimon ! Arrête de jurer !


Depuis la buanderie du rez de chaussée, Ambrosine distingua clairement les jurons de son mari. S’il n’était pas rare de l’entendre ainsi proférer des noms d’oiseaux, elle fut surprise qu’il en eut prononcé deux de suite. L’instant devait être grave. Elle posa délicatement le fer à repasser sur la table et tendit l’oreille.


- Nom d’une pipe en bois, saperlipopette !


Ambrosine s’inquiéta d’avantage. Que pouvait-il bien se passer dans le bureau du premier étage ? Philimon enchainait les jurons comme jamais elle ne l’avait entendu. Même le jour de l’investiture de François Mitterrand, il était resté stoïque et silencieux. Il n’en fallut pas plus pour que le cœur de la femme s’emballa. Elle pensa immédiatement que son mari faisait une crise cardiaque. Effrayée à l’idée de perdre une bonne partie de sa pension de retraite, elle se précipita dans l’escalier laissant une chemise à demie froissée posée sur le molleton de table à repasser.


- Ambrosine ! Viens tout de suite !

- Oui j’arrive mon Philimon, tiens le coup, je vais aussi vite que possible !


Elle en était maintenant persuadée, son bien aimé était en train de sombrer. Oubliant son arthrite aux genoux, elle escalada aussi vite que possible les marches. Le cœur battant comme jamais elle se rendit compte qu’elle n’y arriverait pas. Il lui fallait ralentir. Ses jeunes années étaient déjà très loin derrière, presque sur la ligne de départ alors que son corps, lui, arrivait à bout de course. Elle repensa à la promesse de Philimon de faire installer un monte-escalier et se surprit à marmonner : « si je n’arrive pas à temps pour te sauver, ça sera par ton entière faute ! ». Il lui fallut deux bonnes minutes pour arriver à bout de la vingtaine de marches. Essoufflée comme après un de leurs ébats d’en temps, elle s’appuya contre le mur pour effacer les étoiles qu’elle avait devant les yeux.


- Morbleu ! Vas-tu finir par arriver ?


L’entendre ainsi était plutôt un signe de bonne santé, Ambrosine se sentit presque rassurée d’entendre son mari s’exprimer encore de la sorte. Il se battait contre le mal qui l’emportait, elle était fière de son courageux amant qui semblait tout faire pour ne pas l’abandonner à une triste fin de vie.


- Voilà ! Je m’en viens mon Philimon, que t’arrives-t-il pour t’exprimer avec tant d’élan ?


Elle l’aperçut enfin par le cadre de la porte. Il était assis à son bureau, derrière son écran d’ordinateur. Encore à faire son internet pensa-t-elle. On ne fait pas d’internet quand on est victime d’une attaque cardiaque ! Ça n’avait pas de sens d’être tranquillement assis à son bureau alors qu’il expiait son dernier souffle. Le fameux internet, sujet de discorde depuis que Philimon avait abandonné les puzzles au profit de ce nouvel outil technologique dont Ambrosine était parfaitement réfractaire.


- Ah te voilà enfin ! Regarde ça Ambrosine ! Philimon s’écarta pour laisser tout le loisir à sa femme de regarder l’écran.


Toujours à bout de souffle, Ambrosine avait du mal à reprendre ses esprits. Elle sentait ses mi bas nylon glisser sur ses mollets, l’effort intense avait dû faire céder les élastiques. Encore apeurée et dans l’incompréhension elle réussit à lui demander :


- Veux-tu que j’appelle les secours ? Tu vas vivre mon chéri, tu vas vivre !

- Comment ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu perds la raison ma chère Ambrosine ! Regarde plutôt ça !


Elle ne comprenait pas ce que Philimon lui montrait, il semblait aller parfaitement bien alors pourquoi cet empressement soudain à la faire venir de la sorte ? Elle avait risqué sa vie pensant sauver la sienne, un élan d’altruisme aussi rare que ses maigres économies sur son compte en banque. Elle s’approcha de l’écran en saisissant ses lunettes accrochées à leur chaine imitation or. Elle y vit une suite de sept chiffres qui semblaient n’avoir aucune logique. Qui y’avait-il à comprendre ?


- C’est encore ton soudoukou que tu me montres ?

- Mais non voyons ! Tout d’abord c’est « Sudoku » et puis enfin, ne comprends tu pas ?


Philimon semblait presque agacé mais il gardait le sourire comme celui qu’il avait eu le jour de leur rencontre il y avait fort longtemps, dans une autre vie de jeunesse prometteuse. Il ne put s’empêcher de garder la nouvelle d’avantage et écourta le suspens.


- Ceci ma chère, sont les numéros de la fin de nos maigres retraites ! Nous avons gagné à la loterie européenne ! Je ne peux à peine y croire !

- Mais tu joues à des jeux d’argent maintenant !


Ambrosine semblait offusquée d’apprendre la perversion de son mari. Qu’allait en penser le seigneur ?


- Et combien as-tu gagné pour jurer comme un charretier ?

- Deux cent vingt millions d’euros ma chère ! Deux cent vingt millions !

- Bien et combien ça fait en ancien francs ? Philimon se concentra un instant.

- Un peu plus de 144 milliards !


Ambrosine pensa que tout ceci méritait bien une petite entorse au péché d’avarice. Enfin elle allait avoir ce monte-escalier qui lui faciliterait grandement la vie. Elle n’osa pas

demander si elle pouvait changer sa vieille yaourtière qui faisait des siennes.



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