Humilité
- Benoit Poisson
- 22 mai 2020
- 2 min de lecture
L’air froid de janvier cingle le visage rubicond du malheureux. Le soleil est encore loin de se montrer mais l’homme est déjà en route. Il marche vite pour se réchauffer, il marche vite pour ne pas rater le car qui passe chaque matin à 6h22 sur la route principale de l’autre village. 6h22 c’est vraiment un drôle d’horaire. Il ne faut pas le rater, il n’y en aura pas d’autre de la journée. Il fait nuit, la lune a du mal à éclairer les pas de l’homme. La brume rend l’atmosphère encore plus étrange et ajoute un peu de ouate à la torpeur de la campagne, comme si elle voulait l’étouffer et faire disparaitre tout semblant de vie.
C’est dur, à presque cinquante ans, de s’infliger une telle épreuve. Il marche vite et repense au temps où il travaillait à la ferme, juste à côté de chez lui. Ils étaient gentils les Landrin mais comme le reste des habitants, ils étaient déjà vieux. Sans repreneur, à leurs morts, seuls quelques vautours sont venus pour dépouiller le vieux matériel et emporter le bétail. En deux heures, toute une vie dilapidée laissant seulement une grange bancale et une vieille longière comme vestige d’une vie de labeur. S’il avait eu les moyens, il aurait racheté la ferme. Il connaissait bien le travail et puis les Landrin étaient devenus sa seule famille.
Pas du genre à se battre ni à se révolter, il a réussi à trouver un travail plus loin, presque arrivé en ville, dans une usine qui crache des fumées blanches à longueur de temps. Il marche vite, le car ne l’attendra pas. Ce n’est pas qu’il l’aime son travail mais il a droit de se reposer deux jours par semaine et il a même des vacances. Il n’aime pas les vacances, il s’ennuie, il ne part jamais. A Noël dernier, l’usine lui a offert un panier garni. Il lui reste encore un petit bocal de pâté à ouvrir. Il s’est déjà régalé du reste. Les pâtes de fruits étaient bonnes.
Il marche vite, presser le pas pour ne pas rater le car. Cette route devrait porter son nom tellement il l’emprunte, tellement il use son souffle et ses chaussures sur le revêtement qui s’effrite. Il rêve déjà à la chaleur du car. Se laisser porter, assis confortablement et regarder dans le vague de son innocence. Il a de la chance, à cette heure-ci, tout lui appartient, la route, les champs, le bois dans le fond du décor. Il est riche de ce qu’il ne pourra jamais s’offrir, il se contente d’apprécier les offrandes du temps. Il sourit, c’est sa plus belle arme pour affronter sa vie triste. Il sourit et se moque de ceux qui pensent que c’est un aveu de faiblesse, comme une tare qui le rend corvéable.
Il marche vite, les imperfections de sa vie ne le troublent pas. Il respire, c’est sa vie et son univers qu’il parcourt chaque jour. Il marche vite en s'imaginant des horizons plus flatteurs et puis non, le sien est déjà beau, il a la certitude de l'aimer. Peut-être, sûrement, il n'en connait pas d'autre. Il sait au moins une chose : c’est qu’il ne sait rien. Ça suffit amplement à le rendre heureux et fier.

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