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Le bol de chicorée

  • Photo du rédacteur: Benoit Poisson
    Benoit Poisson
  • 15 avr. 2021
  • 2 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 avr. 2021

Ça crache dans la radio les infos du matin. La chicorée fumante sur la toile cirée et le pain de la veille ramolli par les giboulées de mars. C’est machinal, mécanique, tous ces coups de cuillère qui font tourbillonner le bol en pyrex. Les yeux bouffis, la gueule endormie et les doigts tordus. Ce n’est pas la faim qui assaille, c’est comme ça depuis l’éternité, pain et chicorée sans un mot, assis seul dans la cuisine, les pieds dans les chaussons troués, la fine mousse arrachée et le cul au froid sur le formica de la chaise. Le néon matinal agresse la douleur d’une nuit trop courte à tourner dans le lit en cherchant la position qui soulagera. Les bras sous l’oreiller et la tête qui pense, les yeux ouverts à essayer de comprendre, à vouloir voir autre chose, à espérer des lendemains chantants jusqu’au réveil agressif qui ordonne de s’extirper de la couverture qui bouloche.


Une journée de plus, une journée en moins. Les compter ça rassure, ça permet de se situer dans le temps et de faire semblant de maitriser les évènements. Il y a les chatons du facteur qui apportent un sourire léger, ces chatons de l’almanach qui annonce les saisons, bien accroché sous la pendule qui rythme la vie. Elle trotte vite, trop pressée cette garce à vouloir faire de nous des résidents perpétuels du terrain à côté de l’église. La mie vient se rompre au contact du liquide chaud, les yeux s’évadent dans ces archipels marron qui flottent puis qui sombrent, une tempête dans un bol de chicorée.


On pourrait accuser la vie de délit quand elle se délite, les habitudes ne sont pas faciles à perdre quand elles rassurent autant et pourtant il va falloir y prendre goût au changement, à tirer davantage sur la corde et prendre le risque de la voir s’effilocher jusqu’à rompre peut-être. L’inutilité de son rôle frappe à la figure quand le rideau se referme sur le dernier acte avec des larmes en guise d’applaudissement. Les bleus à l’âme plus intenses que la tenue de travail accrochée dans l’entrée.


Aujourd’hui la pendule pourra tourner plus longtemps, la blouse restera suspendue. Immobile comme un témoignage usé d’une société qui n’a plus besoin d’elle. Presque quarante ans de petit déjeuner, seul, le cul sur le formica de la chaise. Presque quarante ans à sourire aux camarades pour cacher les douleurs du corps et montrer aux plus jeunes qu’on est encore apte. Presque quarante ans, ce n'est pas rien, ça use les articulations et érode la peau. Presque quarante ans et ce matin c’est tout.

Le robinet commence par refluer de l’air. Il faudra attendre une bonne minute pour que l’eau devienne chaude, rincer le bol, essuyer la toile cirée, effacer les traces tremblantes de ses gestes incontrôlés. Sortir le paquet de biscotte et le beurre, un couteau et le bol. Garder au chaud, sur le gaz, la chicorée qui frémit dans l’inox cabossé. Madame ne va pas tarder à se lever.


Une hésitation au moment d’éteindre la radio. Sa minute de gloire est arrivée, dans le poste on annonce ce qu’il sait déjà, son usine ferme. La France entière est au courant, elle s’en moque. Chacun son drame. Lui tremble comme rarement, sa femme ne le sait pas. Il faudra s’habituer au changement.


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